« On nous reproche volontiers de faire de la politique. Mais il s’agit de bien autre chose, – de morale et d’hygiène planétaires. On nous accuse d’être trop violents envers l’armement atomique. Je crois que c’est lui qui a commencé... Nos ressentiments sont encore loin de compte. Et si, demain, surviennent de nouveaux Hiroshima, je crois que les survivants feront plutôt grief à notre tiédeur et à notre mollesse. »

Jean ROSTAND, le 23 juin 1966

   

Jean ROSTAND
Nous protestons et nous accusons !

 

Discours prononcé le 23 juin 1966 à Paris, lors de la réunion publique
organisée à la Mutualité par le Mouvement Contre l’Armement Atomique (MCAA) pour protester contre les essais nucléaires français en Polynésie.

« Vaines sont nos protestations de ce soir – et cela aussi nous le savons. Nous n’empêcherons rien. Nous n’arrêterons rien. Et nous ne pensons certes pas, comme Cyrano, que c’est bien plus beau lorsque c’est inutile. Mais nous pensons tout simplement que cela est nécessaire, bien qu’inutile. »

 

Après 17 « essais » en Algérie (4 tirs aériens à Reganne entre 1960 et 1961 et 13 souterrains à In Ecker entre 1961 et 1966), la France allait faire exploser sa première bombe atomique en Polynésie française, à Mururoa, le 2 juillet 1966... une semaine après le discours de Jean Rostand. Entre 1966 et 1986, un total de 193 « essais » nucléaires furent effectués sur et sous les atolls de Mururoa et Fangataufa.


 

Le discours de Jean Rostand a été enregistré en intégralité
et gravé sur un disque 33 tours diffusé par le MCAA.

Vous pouvez écouter cet
enregistrement sur Deezer
(31:22)

ou le commander aux Éditions
Eponymes
qui l'ont réédité en CD

 

Des extraits de ce texte ont été publiés
sous le titre « Agression majeure » dans
Quelques discours (1964-1968)
, Club Humaniste, 1970,

 

et une version complétée est parue dans l’ouvrage d’Alain Dubois : Jean Rostand, un biologiste contre le nucléaire, préface de Jacques Testart, Berg international, 2012.

 

 

Chers camarades et amis,

Dans quelques jours l’État français va faire exploser en Polynésie française, près de Tahiti, aux environs de l’atoll de Mururoa, des bombes atomiques A, type Hiroshima, mais appartenant à cette catégorie spéciale que l’on qualifie de bombes « dopées » parce qu’on y a introduit certains « perfectionnements » qui les rapprochent en vertu explosive et donc en dignité meurtrière des bombes thermonucléaires de type H.

Il eût été inconcevable qu’à l’approche d’un pareil événement les hommes qui se font honneur de représenter le Mouvement Contre l’Armement Atomique, contre tous les armements atomiques, n’élevassent pas une protestation indignée.

Nous protestons de toutes nos forces contre ce nouvel abus de la nouvelle république.

Nous protestons et nous accusons. Nous accusons d’abord pour la simple raison péremptoire que nous n’accepterons jamais que des prochains soient traités en cobayes sous prétexte qu’ils habitent un archipel lointain.

Qu’on ne dise pas surtout, car ce serait ajouter la mauvaise foi à la mauvaise conduite, que ces explosions sont inoffensives, toutes précautions ayant été prises pour que les populations n’en subissent aucun contrecoup fâcheux. Ce sont là des paroles creuses, car toute explosion atomique à l’air libre, où qu’elle se produise et quelque précaution qu’on prenne, libère à grande distance, et bien au-delà de la zone dite dangereuse, des poussières radioactives qui, répandues sur le sol et dans les eaux, exerceront des effets nocifs sur tous les êtres vivants, y compris les êtres humains. Ces effets, alors même qu’ils ne sont pas apparents et immédiats, nous savons qu’ils comportent des dommages invisibles, ne se manifestant qu’à plus ou moins longue échéance, dommages infligés aux patrimoines héréditaires, et qui se traduiront par un vieillissement prématuré, par l’apparition de cancers ou de leucémies, ainsi que dans les générations suivantes par une augmentation du nombre des malformations, des infirmités, des monstruosités.

Qu’on ne prétende pas que les doses de radioactivité ainsi libérées sont trop faibles pour atteindre le seuil de la malfaisance. Tout au moins en ce qui concerne les altérations génétiques, il n’y a pas de seuil de nocivité. Toute augmentation, si légère soit-elle, de la radioactivité, élève le taux de mutations dans les cellules germinales et par suite contribue à dégrader les virtualités héréditaires des sujets exposés à ce supplément de radioactivité.

Et encore, pour couvrir le champ d’une légitime inquiétude, faudrait-il tenir compte de tous les effets encore mal connus, voire inconnus de la radioactivité due aux explosions nucléaires, tenir compte des dangers des retombées sèches, qui selon le professeur Burg et le docteur Nivault peuvent porter atteinte au tissu pulmonaire, des risques de concentration des isotopes dans les tissus de certains végétaux ou animaux qui seront ensuite consommés par l’homme – sans parler des surprises, des négligences, des erreurs toujours possibles au cours de telles opérations, et qui interdisent aux experts de l’atome de trancher avec suffisance et d’assumer d’un cœur léger la responsabilité d’une entreprise où la moindre défaillance technique se paye dans la chair d’autrui par d’irréparables dommages.

Je sais bien : on se réfugie dans des sophismes. Ces risques, dont nous dénonçons la malfaisance, les défenseurs des explosions nucléaires déclarent qu’ils sont « admissibles », « acceptables », « tolérables », ou encore, car la double négation est souvent employée, « qu’ils ne sont pas inacceptables ».

Eu égard à l’importance de l’enjeu, et à comparaison des autres risques que le progrès technique fait à tout moment courir aux individus – et notamment des risques que crée la médecine elle-même, par les radioscopies, les radiographies, les radiothérapies – nous n’entrerons pas dans ce frauduleux débat. Il ne s’agit pas d’opposer le risque qu’on inflige aux polynésiens avec ceux qu’on impose aux malades dans leur intérêt. Non plus qu’il n’est de mise de se souvenir que d’autres nations, antérieurement aux accords de Moscou, n’ont pas voulu se laisser arrêter par des scrupules qui devraient nous retenir aujourd’hui.

Nous nous bornerons à affirmer que nous maintiendrons contre toutes les assertions de la propagande officielle que les explosions atomiques de Mururoa ne seront pas inoffensives pour la population – et nous mettons au défit de nous contredire tout homme de bonne foi s’il est décemment informé. Cela suffit devant notre conscience pour autoriser notre protestation et fonder notre accusation. Ajouterons-nous que ces expériences, en dehors de leurs effets locaux, auront pour effet d’augmenter un peu partout une radioactivité qui déjà, du fait de toutes les explosions provoquées depuis Hiroshima, a déposé du strontium radioactif dans les os de tous les enfants du monde, qui déjà, entre la radioactivité corporelle des Esquimaux, des Lapons et des Samoyèdes, qui déjà, a fait qu’aux États-Unis entre 1952 et 1959, la leucémie a augmenté de 300 % chez les bovins et de 400 % chez les porcins, statistiques terrifiantes, puisqu’elles nous invitent à penser qu’il doit en aller de même chez les humains.

Et comment est-il possible que devant ces menaces qui pèsent sur la santé de nos enfants nous n’ayons pas avec nous tous les parents ? Comment est-il possible que les explosions atomiques soient tolérées par les mêmes personnes qui, si la leucémie frappe un des leurs, sont assez chavirées par l’angoisse pour aller demander secours à tous les charlatans ?

Au regard de l’inquiétude que soulèvent ces menaces biologiques, les alarmes financières peuvent sembler mesquines. Mais tout de même ! On ne passera pas sous silence les scandaleuses dépenses – apocalyptiques, c’est le terme employé –, qu’a entraînées l’installation des bases nucléaires dans le Pacifique. Peut-on ne pas dénoncer – car ici le pécuniaire rejoint le biologique –, la honteuse disproportion qui existe entre les sommes là-bas englouties et les misérables crédits affectés chez nous aux hôpitaux, aux laboratoires de recherche médicale, à l’hygiène publique, au logement, à l’assistance aux vieillards, aux infirmes, aux enfants inadaptés, comment ne pas dénoncer la révoltante disparité entre les budgets de la mort et les budgets de la vie ? Entre la munificence dont on fait preuve pour ce qui tue et qui détruit et la lésinerie pour ce qui soulage ou qui sauve ?

Et comment, en cette période de justes revendications, ne pas flétrir l’impudence d’un régime qui, au nom d’une illusoire stabilisation des prix, reste sourd aux plus pressantes revendications des travailleurs, alors qu’il sait bien trouver dans la caisse publique les centaines de milliards nécessaires à l’équipement d’un centre nucléaire et aussi sans doute destiné à dorer la pilule atomique aux victimes de ces expérimentations.

Répondons enfin à la question essentielle : pourquoi ces coupables dilapidations qui saignent à blanc notre pays ? Pourquoi ces explosions malfaisantes ? Afin d’offrir à la France le cadeau empoisonné de la force de frappe... Et c’est contre cela, c’est contre cela peut-être surtout, que nous protestons ce soir. Nous protestons, comme nous avons protesté hier contre l’implantation des fusées nucléaires en Haute Provence, comme nous protesterons chaque fois que sera franchie une nouvelle étape dans la militarisation de l’atome. Et je sais bien que, sortant ici du plan de la biologie, je m’expose à être taxé d’incompétence et renvoyé à mes grenouilles...

Mais je dirai quand même tout net ce que j’ose penser.

De la force de frappe, je dirai qu’elle ne peut être qu’un simulacre ou une folie, puisqu’elle ne peut être employée sans provoquer instantanément la riposte qui anéantirait le vulnérable hexagone. Je dirai que ce qu’on appelle notre indépendance atomique n’est que le droit au suicide solitaire. Je dirai que la force de frappe nous expose au lieu de nous protéger : elle n’est pas un bouclier mais une cible. Je dirai qu’elle donne au monde le mauvais exemple, en incitant à la dissémination des armes nucléaires qui est le plus redoutable de tous les périls, et comme la généralisation du cancer atomique. Je dirai, car j’ai entendu sur ce point Hélène Langevin, et j’ai plus confiance en elle que dans les élucubrations de nos ministres, je dirai que loin de servir la recherche scientifique, elle détourne de la recherche fondamentale des multitudes de chercheurs, qu’elle exténue le pays, qu’elle entrave le progrès social et culturel. Je dirai qu’elle bafoue une tradition de générosité et de pacifisme, qui faisait jusqu’ici le meilleur de notre héritage spirituel. Je dirai que, loin de grandir la France, elle la rapetisse, car le chemin de la bonne grandeur ne passe pas par les usines Dassault.

À ce propos, je veux vous rappeler brièvement – car elles sont ignorées de beaucoup – les inquiétantes conditions dans lesquelles doit être employée notre force de frappe. C’est à Taverny, joli petit village de Seine-et-Oise, que siège le Centre opérationnel des forces aériennes stratégiques de la France.

Là, en de vastes carrières de gypse, se tiennent en permanence six hommes – six, pas un de plus, pas un de moins – qui peuvent, ou qui pourront l’an prochain, donner le signal de départ aux fameux Mirages IV, porteurs des bombes dont on va précisément faire l’essai demain, à Mururoa. Ils sont, comme de juste, ces six hommes, bien protégés et soignés : ils respirent de l’air filtré et conditionné, ils disposent de cinq tonnes de vivres, il boivent de l’eau pure, captée à plusieurs centaines de mètres de profondeur.

Une fois le signal lancé, nulle reprise, nul repentir possible. Les bombes seront larguées sans hésitation ni murmure. Un coup, il n’y en aura pas deux. On lâche le paquet et on attend la réplique mortelle. C’est le hara-kiri atomique, c’est ce qu’on appelle, avec un humour militaire, « l’opération Survie ».

Naturellement, ce ne sont pas ces six hommes – ces pauvres six hommes, innocents – qui prendront la fatale décision. L’ordre criminel, l’ordre suicidaire – transmis en deux messages codés, indépendants l’un de l’autre, et dont la réunion décide la foudre – émanera d’un seul personnage, le Président de la République.

Les autres nations disposant de l’arme atomique montrent plus de souplesse dans la stratégie ; elles admettent le principe de l’escalade, qui est quand même un progrès dans l’horreur, un grain de sagesse dans la folie. Mais la France, elle, répudie cette doctrine, car tout son espoir de dissuasion repose sur cet avertissement solennel et démentiel, sur ce monstrueux engagement de répondre par des représailles massives à toute agression majeure.

Agression majeure ? Et qui décidera si l’agression est ou non majeure ? Bien sûr, le Président de la République. Toute notre chance de survie nationale tient à la façon dont sera entendu le mot « majeure ».

Et vous conviendrez avec moi qu’il est assez alarmant de penser que le destin la France, que la vie de tous les Français, tient à la façon dont un seul homme interprète un seul mot !

Quelle puissance, n’est-ce pas ? ce Président de notre République...

Un peu trop pour mon goût, je l’avoue. Et, de toute manière, quel devrait-il être cet homme, cet homme seul, pour que nous lui fassions un tel crédit, pour nous consentions à déposer notre sort entre ses mains ! Quelles garanties serions-nous en droit d’exiger, quant à son caractère, son tempérament, son équilibre, sa sensibilité, son discernement, sa pondération, sa loyauté, son scrupule, sa sureté d’appréciation, son respect de la vie humaine !

Il nous faudrait alors pour Président, n’est-ce pas ? un homme qui n’ait jamais menti à son peuple, qui n’ait jamais trompé personne, un homme qui ne confonde pas orgueil et patriotisme, un homme qui songe aux Français plus qu’à la France, un homme qui se soucie du bien public plus que de la statue qu’il attend de l’Histoire, un homme sans mesquinerie et sans rancune, qui ait assez de noblesse pour faire grâce à un ennemi, un homme qui n’ait pas déjà du sang sur les mains, un homme qui répugne au pouvoir personnel, un homme extrêmement respectueux de la légalité républicaine, un homme qui ne joue pas au Président-soleil et ne se prenne pas pour Jeanne d’Arc, un homme qui ne pense pas que l’univers s’arrête parce qu’il mange du caviar à Moscou, un homme qui ne change pas de doctrine suivant les appétits de sa vanité, un homme qui puisse, durant quelques semaines, se passer d’acclamations et de « Marseillaises », un homme qui ne redoute pas la vérité eut-elle un parfum parabouseux, un homme, enfin, qui soit un brave homme plus encore qu’un grand homme...

Jusqu’en ces dernières années, ce n’était pas tellement grave d’être Président de notre République. Et je vous avoue que, pour ma part, je n’évoque pas sans quelque nostalgie l’image de nos braves et bénins Présidents de naguère, qui n’avaient pas en mains le jouet atomique et d’ailleurs n’eussent pas eu le goût de le manier.

Ajouterai-je que la manière dont notre Président est maintenant choisi, depuis que l’élection s’opère au suffrage universel – je m’excuse de dire cela devant un ancien candidat -, n’est pas pour nous donner tout apaisement quant à la qualité de la personne élue.

Quoi, cet homme tout puissant, cet homme formidable, ce dispensateur de foudre, ce Jupiter en veston – ou en jaquette -, qui peut d’un geste lancer la foudre, on le choisit sur quelques exhibitions de petit écran, sur quelques parades frelatées ; on le choisit sur son maintien, sur sa prestance, sur son débit, sur son bagout, sur sa verve – s’il en a -, sur son sourire, voire sur l’éclat de sa denture, sur le timbre de sa voix, sur son air de bonhomie ou d’autorité, sur sa façon de se croiser les bras ou de se taper sur les cuisses, en bref, sur son art de comédien et son astuce de camelot... Allons donc, ce n’est pas sérieux !

Mon ami le Docteur Laforgue, qui était un grand psychanalyste, me disait jadis – c’était au moment où Hitler allait accéder au pouvoir – que tout homme ambitieux de gouverner un pays devrait avoir subi une psychanalyse. Et ce mot m’est souvent revenu à l’esprit, car plus que jamais aujourd’hui, compte tenu des monstrueux pouvoirs dont dispose le chef, une telle précaution serait de mise. Est-il admissible que l’homme ayant la main sur le bouton atomique puisse avoir l’inconscient tout chargé de complexes ? qu’il puisse être, sous des dehors brillants, un instable, un impulsif, un égocentrique, un caractériel, un mégalomane, un paranoïaque, un arriéré affectif ?

Quoi, pour un malheureux chauffeur de taxi, on exige des examens périodiques quant à sa tempérance et à la sûreté des réflexes, quant à l’acuité visuelle ; et, pour l’homme qui conduit la France, qui peut en quelques minutes la faire verser dans l’abîme, nul contrôle, nulle garantie d’équilibre et de santé psychique... Si j’avais voix au chapitre, je demanderais que le permis de conduire l’État fût délivré par des psychiatres.

Abolir la force de frappe, faire avorter les espérances des lugubres généticiens qui nous annoncent déjà les caractéristiques d’une deuxième, voire d’une troisième génération de bombes, soustraire le pays aux hasards de cette infernale pétanque, lui rendre l’innocence atomique en éliminant ce méchant paratonnerre qui appelle la foudre, ce boomerang qui reviendrait au centuple, restituer ses véritables dimensions à une France qui pourrait être grande par la sagesse alors qu’elle est si petite par la force, la retirer de cette absurde course aux mégatonnes où elle s’épuise, se stérilise et se disqualifie, voilà quel devrait être le souhait majeur de nos concitoyens. Et, plus généralement, travailler à la destruction de tous les armements atomiques, à l’extermination des engins qui visent à exterminer l’homme, devrait être l’objectif final de tout bon citoyen du monde, la saine obsession de tout membre raisonnable de la famille humaine. Au regard d’une si haute visée, qu’est-ce qui ne paraîtrait accessoire, subsidiaire, byzantin ? Et comment se peut-il que nous soyons si peu à nous insurger contre une menace qui devrait nous trouver’ tous coalisés contre elle ?

Ah, ne gaspillons pas nos fureurs, ne galvaudons pas nos colères. Soyons ménagers de nos indignations tant que se dressent, quelque part, des usines d’armes atomiques.

On nous reproche volontiers de faire de la politique. Mais il s’agit de bien autre chose, – de morale et d’hygiène planétaires. On nous accuse d’être trop violents envers l’armement atomique. Je crois que c’est lui qui a commencé... Nos ressentiments sont encore loin de compte. Et si, demain, surviennent de nouveaux Hiroshima, je crois que les survivants feront plutôt grief à notre tiédeur et à notre mollesse.

Je l’ai dit bien des fois, mais je veux le redire ce soir. Il n’y aurait, pour l’humanité, qu’une solution honorable et ce serait que les hommes de science, que tous les hommes de science en tous les pays, refusent leur concours à la fabrication des aimes nucléaires. Internationale des hommes de science, objection collective de conscience. Les hommes de pensée faisant grève à l’industrie de mort. Voilà qui serait digne, voilà qui serait beau, voilà qui redonnerait à la science le crédit moral qu’elle est en train de perdre en acceptant de se faire la complice des plus ignominieux projets.

Hélas, nous savons bien qu’il ne s’agit là que d’un naïf et généreux phantasme, tout juste capable d’inspirer un beau film à Léonide Moguy... Nous savons bien, hélas, qu’en tout pays, les hommes de science sont, comme les autres hommes, captifs de leurs préjugés et honnêtement persuadés qu’ils doivent aider à la préparation de la guerre atomique pour servir leur pays ou leur idéologie ; et peut-être même se persuadent-ils qu’ils servent ainsi la paix.

Ne comptons pas sur eux. Alors, faut-il désespérer ? Non peut-être, car il y a les peuples. Les peuples toujours victimes, toujours payeurs, toujours dupés, toujours saignants, et qui devraient un jour enfin former un monde uni pour secouer la dictature atomique. Et dans ces peuples, il y a les jeunes – puisque les vieux nous ont tellement déçus –, les jeunes, non encore pervertis par l’esprit de haine et de violence, non encore contaminés par la stupidité chauvine, par le stupide réalisme qui nous a tant de fois conduits à la catastrophe...

N’est-ce pas à eux, d’abord, qui refusent de périr sous les forces de frappe, qu’il appartient d’exiger le désarmement atomique ? N’est-ce pas à ceux qui ont l’avenir devant eux de faire en sorte qu’il y ait un avenir ? N’est-ce pas à eux d’imposer un monde respirable où la civilisation ne transige plus avec la barbarie, où la paix ne soit plus déshonorée d’être fille de la terreur, un monde où l’on n’aurait plus à craindre, à tout moment, que l’homme succombe, sottement, niaisement, ridiculement, aux effets d’une science mal gouvernée, un monde où il n’y aurait plus, nulle part, d’arsenal atomique, de tanière atomique, de bancs d’essais atomiques, de Présidents presse-bouton.

Notre lutte contre l’atome de guerre, il nous faut la poursuivre avec les maigres moyens dont nous disposons. En face de ces usines de mensonges que sont les télévisions, les radios, les journaux à grands tirages, nous ne sommes que de tous petits artisans de la vérité. La consigne, vous le savez, est formelle : ne faire nulle peine, même légère, aux marchands de mégatonnes. Ne savons-nous pas avec quelle discrétion la presse signale nos réunions, nos meetings, nos congrès, nos marches, enfin toutes ces manifestations de notre haine féroce. Il n’y a guère que le Canard enchaîné qui ose parler un peu de nous. Je salue au passage le libre palmipède.

Dans peu de jours, Mesdames et Messieurs, l’explosion de bombes atomiques françaises va secouer les îles coralliennes du Pacifique. Dans quelques jours, la « folie nucléaire » va déployer son affligeant syndrome en ces calmes paysages tout pleins du souvenir de Paul Gauguin, et dont la télévision, hier encore, osait nous rappeler comme ils incitent à la joie de vivre...

Je ne sais pas comment cela se passera. Mais je sais qu’on nous affirmera que tout s’est passé au mieux. Ce sera un bulletin d’allégresse et de victoire. Je vois d’avance les fières manchettes de nos quotidiens ; j’entends les libres propos de nos libres speakers. On décrira la majestueuse ascension du champignon. Les bombes « dopées » auront fait merveille, égalant ou même surpassant leurs cousines chinoises. Bien sûr, A n’est pas H, et ça boumera mieux la prochaine fois. Mais, d’ores et déjà, quelle réussite pour l’habileté et la ponctualité de la technique française ! On pavoisera. On se congratulera. Il y aura des promotions, des nominations, des distributions de croix. Peut-être aurons-nous droit, sur le petit écran, au trémoussement des vahinés et reverrons nous des colliers de fleurs au cou de notre Premier ministre...

Sur les nouvelles données fournies par les éclatements polynésiens, l’État-major pourra gamberger à son aise et fignoler sa logistique. Nos valeureux stratèges s’en sentiront tout ragaillardis, et de braves généraux, dignes d’être conviés à goûter par Boris Vian, accoucheront d’un nouveau plan de manœuvres qu’on croirait dicté par le père Ubu... Et bien sûr, toutes les précautions auront été prises, et au-delà. Les normes de sécurité auront été respectées. Aucune erreur, aucune défaillance. Tout aura fonctionné proprement, sans nul danger pour personne, ni dans le présent ni dans l’avenir. À peine si quelques oiseaux furent un peu gênés dans leur vol, si quelques poissons ont mis le ventre en l’air...

Mais, au milieu de l’euphorie générale, nous saurons, nous, que ce jour de fierté fut un jour de honte. Nous saurons qu’il fut une insulte à la paix, une défaite pour l’homme, un échec de la civilisation, un défi à l’avenir. Nous saurons qu’à dater de cette mauvaise heure, des enfants, un peu partout, porteront un peu plus de strontium radioactif dans leur squelette ; nous saurons que des infirmes, des débiles, des tarés, des monstres de toutes sortes sont désormais condamnés à naître qui n’eussent pas dû venir à l’existence ; nous saurons qu’aux tristes « fleurs d’Hiroshima » – n’est ce pas, chère Édith Morris ? – vont bientôt se mêler celles de Mururoa. Nous saurons qu’un coup bas a été porté au protoplasme humain, qu’on a trempé dans le génocide, qu’on a travaillé pour le cancer, fait le jeu de la leucémie, qu’on a lâchement collaboré avec la mort. Nous saurons que, par ce nouveau fracas, des échos furent éveillés, générateurs d’une exécrable émulation. Nous saurons qu’on a fait encore un bout de chemin dans la voie qui mène à tous les désastres. Nous saurons qu’une fois de plus la soi-disant civilisation a démontré sa foncière barbarie en colportant sa sale marchandise. Nous saurons qu’une fois de plus la science s’est reniée en la personne de quelques savants dont on aime mieux ne pas connaître le nom. Nous saurons qu’on a pactisé avec le mal, manqué au respect de la vie, trahi la cause de l’espèce. Nous saurons qu’on a ruiné des espoirs, anéanti des rêves. Nous saurons qu’on a menti à la vérité profonde du pays en jetant de l’ombre sur une France qui rayonnait par Jean Jaurès, le docteur Schweitzer, Albert Camus...

Vaines sont nos protestations de ce soir, – et cela aussi nous le savons. Nous n’empêcherons rien. Nous n’arrêterons rien. Et nous ne pensons certes pas, comme Cyrano, que c’est bien plus beau lorsque c’est inutile. Mais nous pensons tout simplement que cela est nécessaire, bien qu’inutile. N’est-ce pas ainsi d’ailleurs que Jean Cocteau définissait la poésie ?

Soit, ce soir, nous sommes des poètes...

Mais il fallait bien qu’un peu de vérité fût criée sur les choses graves qui, demain, vont avoir lieu là-bas. Il fallait que quelques hommes tout au moins, sans ambition ni sans crainte, se désolidarisent de l’imminente vilenie et se fassent entendre de ceux qui, en tous lieux, – à haute voix, ou dans le secret de leur cœur – protestent et accusent comme nous, inutilement, désespérément, – poétiquement, mais furieusement.

Et n’oublions pas que c’est un poète, aussi immortel par le civisme que par le génie, Victor Hugo, qui lançait du fond de sa terre d’exil, ces deux vers calmes et vengeurs, qu’à toute époque on aime de se répéter quand triomphe la mauvaise cause :

« Ce serait une erreur de croire que ces choses
Finiront par des chants et des apothéoses ».

Jean ROSTAND, le 23 juin 1966

 

 

 

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