ENTRETIEN AVEC ROBERT SARRAZAC

 

En février 1946, Robert Sarrazac, ancien colonel de la Résistance,
crée le « Centre de Recherches et d’Expression Mondialiste »
ainsi que le « Front Humain des Citoyens du Monde ».

Il a imaginé et initié la mondialisation de Cahors
qui a donné le départ aux mondialisations
de nombreuses communes entre 1949 et 1958.

Robert Sarrazac revient sur cette expérience, 50 ans après,
à l'occasion du 50e anniversaire de la mondialisation de Cahors.

 

Quel fut le point de départ de votre engagement ?

je suis obligé de parler d'un périple personnel qui a commencé le 6 août 1945, jour de l'explosion de la première bombe atomique sur Hiroshima. J'avais alors en charge le " Service Information Allemagne " au Ministère des Prisonniers et Déportés que dirigeait Henri Frenay. Il m'avait demandé fin 44 de créer ce Service pour tenter de réduire le fossé psychologique qui séparait de nous les 1100 000 prisonniers de guerre enfermés dans les camps depuis juin 1940.

La bombe d'Hiroshima fut, après mon séjour de 18 mois en Chine et la création du " Service National des Écoles de Cadres du Maquis " aux prises avec la Gestapo, le troisième choc de ma vie. Nous assistions ce jour-là à la fin du système de défense multi-millénaire consistant à porter des poitrines et des armes aux frontières. Il était prévisible que des bombes atomiques miniaturisées seraient mises sur des fusées portant à des milliers de kilomètres. Une nouvelle période de l'histoire humaine commençait.

Je décidais de tout quitter pour fonder un Centre de réflexion sur les nouveaux problèmes qui allaient se poser à l'espèce humaine menacée d'autodestruction... Début octobre 1945, je quittais l'armée et créais en février 1946 avec deux amis, le " Centre de Recherches et d'Expression Mondialiste " en même temps qu'un petit réseau d'une vingtaine de camarades " Le Front Humain des Citoyens du Monde ".

 

De quelles manières avez-vous pris position ?

Dans la période 1946-47, nous avons étudié les processus à venir de " mondialisation "... Nous avons alors créé les mots nouveaux de " mondialisation ", " mondialisme ", " mondialiste ", " mondialité ", " techniques d'approche de la mondialité ". Mais nous étions aussi tendus vers l'action. Il fallait d'abord sortir du pacifisme bêlant comme on l'avait trop connu entre 1919 et 1939.

Multiples conférences et séminaires, à Paris et en province ; diffusion de documents par la petite Société d'Éditions, "Peuples et Paix " ; nombreuses rencontres et discussions avec des écrivains connus: Breton, Mounier, Vercors, Queneau, Paulhan, des scientifiques: Pierre Girard, Francis Perrin, qui avec les journalistes furent les véritables opérateurs de chocs sur l'opinion internationale que nous allions pouvoir donner face à l'Assemblée Générale de l'ONU, entre octobre et décembre 1948.

Simultanément nous avions établi des relations cordiales avec le " Groupe Parlementaire Britannique pour un Gouvernement Mondial " qui comptait 146 Députés, Travaillistes, Libéraux ou Conservateurs. Nous avions également participé aux deux premiers Congrès des mouvements fédéralistes pour un Gouvernement Mondial, à Montreux en 1947 et à Luxembourg en août 1948. C'est au retour de Luxembourg, fin août 1948, que nous avons découvert en première page de " France Soir " l'existence de Garry Davis, Citoyen du Monde numéro 1...

 

Que s'est-il passé en novembre et décembre 1948 ?

Le 19 novembre. Après des semaines de préparation et d'organisation minutieuse, ce fut l'interruption de l'Assemblée Générale, au moment précis où VICHINSKY représentant de l'URSS, ancien procureur des fameux Procès de Moscou, prenait la parole. Nous avions préparé à plusieurs une adresse brève et percutante qu'on devait lire. Les caméras de CBS et NBC pour les actualités américaines étaient en place... Les policiers norvégiens de l'ONU voyant Garry Davis assis au premier rang près des caméras pressentaient que quelque chose allait se passer. Soudain, dans le silence qui était lourd, un militant se lève et dit d'une voix forte : " Et maintenant la parole est au Peuple du Monde pour quarante secondes ". Aussitôt Garry Davis se précipite vers le balconnet en saillie dominant le podium des Délégués des États et commence à lire la fameuse adresse : " Au nom des peuples du monde qui ne sont pas représentés ici, je vous interromps ". Ceinturé et bâillonné par les policiers, il ne peut en dire qu'une partie... Comme prévu, du second balconnet, à une dizaine de mètres, je réussis à dire la fin, ceinturé trop tard par les policiers. A l'entracte, Albert Camus et les Personnalités des " Amis de Garry Davis " tenaient à la brasserie en face du Palais une conférence de presse. Le lendemain, la Presse française et internationale racontait l'événement dans ses détails.

Le 2 décembre. Toujours à l'appel des mêmes personnalités et du réseau médiatique, rassemblement salle Pleyel pour adresser un message au Président de l'ONU. 2 700 personnes dans la salle, 3 000 dans la rue. Le texte d'un " Message du peuple parisien " au Docteur EVATT, Président de l'Assemblée Générale est adopté à l'unanimité. Trois questions précises lui sont posées sur les intentions et capacités de l'ONU. Il est averti que sa réponse sera donnée au Peuple de Paris au Vélodrome d'Hiver le 9 décembre à 20 H 45.

Le 9 décembre. A 17 H, le Secrétariat du Docteur EVATT nous remettait sa lettre de réponse, document étonnant avouant l'impuissance de l'ONU " dont le rôle n'est pas d'organiser la paix mais de la maintenir quand les États l'auront organisée ". Peu après 20 H 45, elle était lue aux 17 000 participants de cette soirée vraiment mémorable. La vérité était enfin avouée... Dans les six semaines suivantes, nous recevions 370 000 lettres dont 70 000 de France.

 

Comment avez-vous eu l'idée de mondialiser Cahors ?

Le concept de mondialisation des communes date de 1947. De 1946 à 1948, nous avions appris à expérimenter. Après l'expérience de l'O.N.U., nous étions résolus à tenter l'expérience des mondialisations des communes qui n'intéressait pas Garry Davis. Notre collaboration cessa et il poursuivit son action personnelle. Nous conservions des rapports amicaux et nous l'avons invité à venir parler à Cahors... Ce fut le hasard d'une rencontre dans le train Paris-Toulouse qui m'orienta vers Cahors. Ma rencontre avec Émile Bayant, instituteur à Cahors... Un enthousiasme collectif, l'étonnante participation de toute la population les 24 et 25 juin émerveillèrent Lord Boyd Orr, Henry Usborne, les délégations étrangères, André Breton, André Fontaine et tous les journalistes... C'était un signal prophétique, un appel à l'accélération des prises de conscience de la solidarisation planétaire en cours. Il me paraît évident que les mondialisations de Cahors du Monde et du département du Lot, fêtées le 25 juin 1950, va d'ici peu prendre sa vraie place dans l'Histoire... Les noms de Calvet, Sauvé, Francès, Vayssette, Dehan, Mirouze, Latrémolière, Juskiewinski, et mon ami Elie Taillefer restent dans les mémoires. Ce fut une expérience inoubliable de fraternité vécue...

J'étais et je reste convaincu de la nécessité de mondialiser les communes. C'est au cours d'escales en Asie en 1938 (Colombo, Singapour) puis en Chine en 1939-40 (Tonkin, Cambodge) qu'une évidence s'est imposée à mon esprit : la cellule de base de la vie civilisée a toujours été le village, la ville, hier à travers le Conseil des Anciens, aujourd'hui le Conseil Municipal... Notons un fait qui n'est pas assez reconnu : toute commune fait cohabiter sur son territoire des tempéraments, des croyances, des choix politiques divers et opposés. Toute commune est donc une autorité morale indiscutable. Elle a un poids social que n'ont pas les individus. Aussi, elles peuvent se déclarer " Territoire Mondial ", participer à des élections mondiales pour faire naître un pouvoir protecteur mondial... Sans interférer en rien dans les fonctions et les jeux habituels des États, les communes délibérant en commun en nombre toujours croissant, sur la gravité des nouveaux problèmes mondiaux sans solution, pourraient apporter une contribution inédite à leur solution. Et avec la certitude qu'elles seraient au moins écoutées avec respect.

 

Robert Sarrazac, brochure éditée par la municipalité de Cahors en 2000

 

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